Contes populaires juifs d’Europe orientale (collectif)



Parfois, on fait des choix stupides. Par exemple, laisser traîner ce bouquin six mois dans la pile « à lire », tout en s’enfilant frénétiquement toutes les cthulheries qui l’encombrent depuis des années.

À ma décharge, ce pavé de cinq cents pages équipé de tout un tas de trucs sérieux type glossaire, notes en bas de page et appareil critique n’avait pas l’air très avenant, et en plus, j’ignorais tout du sujet. Quant à la préface, qui présente les conditions dans lesquelles ces contes ont été réunis, collectés et finalement publiés, elle a de quoi filer le cafard aux plus optimistes. En gros, c’est l’histoire d’un folkloriste soviétique, Efin Raïzé, qui a consacré cinquante ans de sa vie à la compilation d’une monumentale anthologie de contes juifs. Selon les moments, le projet est toléré par les autorités, discrètement encouragé… ou lui vaut des séjours au goulag pour « nationalisme » (ce qui ne l’arrête pas : il continue à y noter les histoires que lui racontent ses codétenus). Au fil des arrestations, il perd son manuscrit en yiddish, qui ne survit que dans une version russe. Raïzé mourra en 1970 sans que son livre ait été publié. Il circulera sous le manteau dans les années 90 et 80, et sera finalement édité en 1999.

Quant aux contes eux-mêmes, ils traitent d’un archipel englouti, celui des communautés juives de Pologne, d’Ukraine et de Biélorussie dans la seconde moitié du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle. Divisé entre Pologne et URSS entre les deux guerres, ce monde à part est ensuite rayé de la carte par les nazis.

La balade est organisée par thèmes, certains tout à fait convenus, comme les « contes merveilleux », d’autres plus surprenants, comme les « histoires de marieurs ».
Beaucoup des contes de fée présentés dans la première partie dérivent de sources allemandes ou polonaises et puisent dans un fond mythique familier, mais avec… hum, des variations.

Vous connaissez celle des quatre princes qui sauvent une princesse, puis se battent pour savoir qui l’épousera ? Dans sa version juive, ce sont les quatre fils d’un rabbin, et quand ils commencent à se disputer pour savoir qui aura la princesse, le roi leur rappelle qu’ils sont bien gentils et qu’il leur est très reconnaissant d’avoir sauvé sa fille des griffes du roi des géants, mais qu’il n’est pas question qu’elle épouse un Juif – comme c’est un bon roi, il les récompense généreusement et, en temps et heure, ils épousent des filles de rabbin honnêtes et travailleuses.

Ou alors, celle de la princesse ensorcelée qui sombre dans un profond sommeil ? Ici, son père fait savoir que si elle meurt, il fera exécuter tous les Juifs du royaume – ils n’ont rien à voir avec l’envoûtement et il le sait, il prévoit juste un petit massacre pour se calmer les nerfs. (Et bien sûr, un courageux médecin juif sauve la princesse.)

De là, on évolue peu à peu vers des histoires de lutins et autres esprits familiers[1], voire de démons, qui pourraient être l’œuvre d’un Claude Seignolle ashkénaze – à ceci près que contrairement aux nôtres, tous ces esprits malins sont des légalistes qui respectent les décisions des tribunaux religieux. Il y en a beaucoup, mais ma préférée est l’histoire de la famille qui s’aperçoit qu’une famille de démons occupe sa cave parce que le précédent propriétaire leur avait concédé un bail. Comment les exproprier ? Le visiteur découvre aussi des tombes et des synagogues tellement sacrées que ceux qui s’en approchent meurent – et des complications que cela apporte lorsqu’il faut les entretenir. Enfin, il est question des Justes qui, par leur seule existence, empêchent la destruction du monde et qui, parfois, sont contraints de dévoiler leurs pouvoirs.

Le surnaturel évacué, on arrive à ce qui occupe le plus gros des quatre cents contes du recueil : des histoires du quotidien. Il y est question de rabbins célèbres, mais aussi d’idiots du village, de brigands et d’escrocs, de commerçants et d’artisans, de pauvres et de riches, de musiciens et d’amuseurs… bref, de tout sauf de paysans, la profession étant interdite aux Juifs. On se promène à ras de terre au milieu des problèmes du quotidien de tel ou tel village, ça sent le gilfte fish, on voit passer le marchand de bagels avec sa marchandise enfilée sur une perche… On apprend Untel parvient à faire contribuer un riche avare à un fonds de secours pour filles à marier, on voit un étudiant traquer la fiancée dont le beau-père qui lui payera quelques années d’études supplémentaires ou chercher désespérément un moyen de divorcer du laideron qu’il a épousé pour poursuivre ses études… Les relations difficiles avec le pouvoir tsariste et avec les voisins chrétiens apparaissent en filigrane ici et là, et les cosaques sont mentionnés[2] dans un ou deux contes, mais pour l’essentiel, on reste entre Juifs. Tout cela est un peu différent des contes de nos campagnes[3], mais pas tant que ça. Les petits malins roulent les méchants sauf quand ils tombent sur un bec, les pauvres s’enrichissent ou apprennent à supporter leur sort, les riches aident leur prochain, les idiots font parfois des rabbins acceptables (j’ai eu la surprise de découvrir une riche veine anticléricale, qui se coule parfois dans les disputes entre branches du judaïsme… et prend parfois la forme d’une remise en cause des interdits).

Gaies ou tristes, toutes ces histoires débordent d’humanité et d’humour. Sur ce point, je tire mon chapeau à la traductrice, qui a réussi à rendre compréhensibles, et souvent drôles, des vannes prononcées en yiddish, puis traduites en français à partir d’une version russe. Et le nombre faramineux d’histoire à chute, qui ne prennent tout leur sens à la dernière phrase, a dû encore ajouter à la difficulté. Parfois, elle jette l’éponge et insère une note en bas de page s’impose pour nous expliquer que la réponse du rabbin est drôle parce qu’elle détourne tel passage de la Torah, mais ce n’est pas la majorité des cas. La traduction est un métier.

À quoi ça peut vous servir ? À votre culture générale, déjà. À comprendre que l’humour juif new-yorkais n’est pas sorti de nulle part, ensuite. Et enfin, si vous êtes de ces malades qui veulent tout transformer en jeu de rôle, à se demander s’il n’y aurait pas là comme un immense gisement…

(Éditions José Corti, n°25 de la collection « Merveilleux », 25 €.)




[1] Pas de golem, en revanche, Prague est hors de la zone couverte par ce livre. Et ça nous fait des vacances.
[2] Comme l’équivalent d’une horde d’orcs surgie du Mordor.
[3] Entre autres parce que l’accent y est mis sur l’instruction et que leurs héros sont plus souvent des lettrés que des combattants.

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