Toby Jugg le possédé, de Dennis Wheatley (1948)

Épisode 42


Numéro 16 de la collection NéO+ (1987)




Avertissement : ce billet est un peu plus riche que d’habitudes en spoilers. Si vous souhaitez ne pas vous gâcher trop de surprises, ignorez le paragraphe « Pourquoi c’est décalé ».


En deux mots

Nous sommes à la mi-1942. Toby Jugg, ou plus exactement le capitaine Sir Albert Jugg, de la RAF, a vingt ans. Pour lui, la guerre est finie. Quelques mois plus tôt, son avion a été abattu, il a pris une balle dans la colonne vertébrale est s’est retrouvé paraplégique.

Sa convalescence se déroule dans un coin tranquille du pays de Galles, où la guerre est une rumeur lointaine, et où il n’y a pas un nazi à des centaines de kilomètres à la ronde. Tout pourrait aller bien, sauf qu’à chaque pleine lune, un démon apparaît à sa fenêtre. Nuit après nuit, il s’efforce d’entrer, et Toby sait que si le monstre y parvient, il perdra la raison.

Que faire ? En parler à son infirmière ou à son tuteur ? Ils ne le croiront pas et risquent même de s’imaginer que ses souffrances lui ont « dérangé le cerveau ». Partir ? Pour aller où, et comment ? Et d’où sort ce démon, d’abord ?

En attendant de trouver des réponses à ces questions, Toby Jugg tient un journal, dans l’espoir que cela l’aidera à ne pas devenir fou…


Pourquoi c’est bien

Un huis clos où un héros infirme se bat pour sauver son âme ? Rédigé par un auteur de thrillers professionnel spécialisé dans la magie noire ? Et vous voulez savoir pourquoi c’est bien ?

En dehors de ses réelles qualités d’atmosphère – angoisse, isolation et paranoïa – ce roman est une remarquable étude en minimalisme. Toby Jugg est incapable de se déplacer seul et ne peut pas compter sur son entourage. Comment s’en tirer ? Comment ne pas être une proie facile ? À certains moments, la différence entre la raison et la folie devient une simple question de centimètres – les centimètres qui lui manquent pour attraper une lampe et éclairer sa chambre.

C’est aussi quelque chose que je n’avais pas encore vu chez Wheatley : un huis clos strict. En dehors d’une paire de retours dans le passé quand le héros évoque ses souvenirs, toute l’action se déroule entièrement dans deux pièces, une terrasse et un escalier. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’il soit adaptable au théâtre.


Pourquoi c’est lovecraftien

C’est exactement aussi peu lovecraftien que tous les autres Wheatley. Même s’il n’appartient pas à la série des « mousquetaires modernes » dont je vous ai déjà parlé, la même doctrine ésotérique lui sert d’ancrage occulte. On la découvre juste un peu plus tard que dans les précédents romans, et par la voix d’un autre personnage.


Pourquoi c’est appeldecthulhien

Si je devais résumer le roman en quelques lignes, ça donnerait…

« un culte rendu à des créatures plus anciennes que l’humanité s’est infiltré dans un mouvement politique. L’un de ses membres les plus en vue nourrit de sinistres desseins, qui passent par l’invocation d’une entité inhumaine dont la vue rend fou. Il prévoit quelque chose d’encore pire pour très bientôt… »

Est-il besoin d’en dire plus ?

Ce n’est pas tout à fait exploitable tel quel : Toby Jugg est un héros solitaire, même s’il finit par se trouver des alliés. Mais contrairement aux aventures du duc de Richleau et de ses amis, le groupe brille par son absence.

À ce détail près, vous pouvez reprendre le scénario tel quel, moyennant sans doute un petit coup de brosse pour le débarrasser de ses références à une actualité périmée…


Pourquoi c’est décalé

En effet, Toby Jugg le possédé[1] est aussi un excellent exemple du danger qu’il y a à écrire des livres de circonstance : ils vieillissent mal. Même si son action se déroule en 1942, il a été écrit en 1948, au moment où le Rideau de fer descendait sur l’Europe de l’est et où les travaillistes s’occupaient de mettre en place un État-providence en Grande-Bretagne.

Pour Wheatley, ces deux phénomènes n’en faisaient visiblement qu’un, les travaillistes étant décrits comme une bande d'utopistes divisés entre farfelus incompétents et manipulateurs communistes, l’échec inévitable des premiers devant paver la voie à la prise de pouvoir par les seconds.

Entre deux nuits de cauchemar, Toby Jugg consacre donc des pages à la politique, et plus précisément aux horreurs de l’impôt sur le revenu, aux méfaits d’une éducation sans sport obligatoire ou service religieux le dimanche, ou encore au scandale que constitue l’éligibilité des naturalisés au Parlement…

Et comme il est là pour servir de porte-voix à Wheatley, dans le contexte du livre, Jugg a raison. Son entourage est bel et bien noyauté par des agents communistes qui, par-dessus le marché, sont satanistes. Car Satan, comme chacun sait, tire les ficelles du communisme, dont l’expansionnisme et la doctrine athée lui facilitent la tâche. Vers la fin du roman, le méchant sorcier nous explique même que comme Satan a le sens de l’humour, il s’est arrangé pour que la Fête du Travail soit célébrée le 1er mai, pour son anniversaire (car il est né lors de la nuit de Walpurgis, comme chacun sait).

Presque soixante-dix ans de distance, dont bientôt trente depuis la chute du Mur, cet arrière-plan politique n’a plus aucune prise dans le réel, alors qu’il marchait encore un peu la dernière fois que je l’ai lu, à la fin des années 80. Aujourd’hui, selon vos sensibilités, vous le trouverez ridicule, sans intérêt, voire offensant. Mon conseil : passez dessus, le roman marche sans.


Bilan

Aussi barré que les Wheatley orientés « action et aventure », Toby Jugg le possédé est beaucoup plus intériorisé et tourné vers l’horreur classique. L’obsolescence dont souffre son versant politique constitue un intéressant rappel : l’horreur est une constante de l’histoire humaine alors que la politique n’est qu’une variable[2].







[1] Le titre anglais, The Haunting of Toby Jugg, nous parle d’une hantise, mais absolument pas d’une possession. J’en profite pour signaler que la traduction elle-même se lit bien, à condition d’apprécier les subjonctifs…
[2] Mais quand même, un petit démon ricaneur me pousse à m’interroger sur ce pourrait donner un roman où une épigone de Nadine Morano serait persécutée par un djinn actionné par des conspirateurs islamo-facistes.

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