Inflorenza



Imaginez une réalité alternative où Lary Migax, un amateur d'exercices littéraires, de poésie et de littérature collaborative aurait inventé le jeu de rôle. A quoi ressemblerait ce premier JDR qui n'aurait pas été créé comme une déclinaison, même lointaine, du wargame ? Et surtout, à quoi ressembleraient les jeux s'en étant inspirés ? Quarante ans plus tard, à quels jeux jouerions nous ?
Il n'est pas interdit de penser qu'Inflorenza pourrait être un de ces jeux alternatifs. Sa proposition ludique est radicalement singulière mais malgré tout cohérente et riche. Il s'agit sans doute du jeu le plus déstabilisant auquel j'ai pu jouer ces dernières années mais j'y reviens régulièrement pour tenter de percer ses mystères.



L'univers comme voile
Inflorenza s'inscrit dans l'univers de Millevaux qui avait déjà donné lieu à un étrange supplément pour Sombre. Si on reste au niveau de la surface, on peut décrire l'univers comme celui d'une Europe post-apocalyptique peu à peu dévorée par une forêt devenue hostile à l'homme. Quand on creuse un peu on y découvre des éléments plus curieux, les Horlas, des monstres étranges qui hantent la forêt, une langue putride parlée par les sorciers et certains animaux, des références à Shub-Niggurath une divinité issue du mythe de Cthulhu. On comprend que le monde baigne dans l’Égrégore, une énergie magique justifiant tous les événements surnaturels que les joueurs souhaiteraient apporter dans leurs récits. Et quand on persiste encore à creuser, et à descendre dans notre excavation, on comprend que Millevaux est affligé du syndrome de l'oubli qui fait disparaitre le passé. Il s'agit donc d'un monde sans mémoire et sans Histoire.
Cela permet de justifier les récits les plus fous, de mélanger des cultures anachroniques. Pour donner un exemple lors de ma dernière partie nous avons utilisé un cadre de jeu rejouant les guerres médiques introduisant des récits antiques au sein de cet univers forestier.
On comprend alors que Millevaux n'est pas tant un univers qu'un tissu d’obsessions esthétiques et thématiques, un monde générique que l'on peut greffer à n'importe quel autre. Son extrême adaptabilité ne doit pas être confondue avec une forme de fadeur, on est toujours soufflé par la force évocatrice de cet univers-voile et par l'intensité des descriptions produites par les joueurs lors des parties (j'ai pourtant joué au jeu avec des tables très différentes).



Comment joue-t-on ?
Mais Inflorenza ne se contente pas d'inventer un univers, il invente une nouvelle façon de jouer au JDR. La partie, et le récit qu'elle génère, reposent sur la confrontation entre les personnages joueurs. Ces derniers sont généralement des êtres extrêmement puissants, pouvant en un seul mot tuer un homme et en un seul geste détruire des armées. Ils vont se croiser, s'aider et s'affronter dans des scènes décrites par leurs joueurs[1] et les conséquences souvent titanesques de leurs interactions viendront façonner leur environnement, bouleverser la société dans laquelle ils vivent et créer l'histoire de votre partie.
Au travers de son système de résolution, le jeu met en avant une esthétique doloriste et cruelle : les personnages qui parviendront à s'imposer lors des affrontements seront aussi ceux qui subiront le plus de séquelles. Cette mécanique perverse et infernale produit des effets très curieux autour de la table, induisant des comportements étonnants de la part des joueurs.
Car c'est bien en observant les joueurs l'ayant régulièrement pratiqué que le jeu est le plus surprenant. Ces derniers développent des pratiques et des stratégies de jeu curieuses dont on ne comprend pas forcément si elles servent le récit collectif raconté autour de la table ou les objectifs de leurs personnages. En y rejouant on se rend compte que notre esprit alterne sans heurts entre un rapport distancié à notre personnage et une forte empathie pour ce dernier. On l'oriente volontairement vers un destin tragique avant de se rendre compte qu'on souhaite absolument qu'il s'en sorte.



Un jeu incompréhensible
Même après plusieurs parties Inflorenza reste un jeu que je ne parviens pas à analyser. Il fonctionne, certes, au point de m'offrir régulièrement des parties extraordinaires, mais je ne comprends pas pourquoi. Ses mécaniques en apparence simples produisent par leurs interactions quelque chose d'une grande complexité qui continue à me bluffer. Bref les théoriciens du JDR seront priés de laisser leurs idées préconçues derrière eux sous peine de ne rien comprendre à ce qui se déroule autour de la table.
Pour les autres Inflorenza s’avèrera être une invitation permanente à l'expérimentation ludique. Une fois ses rouages maîtrisé on pourra chercher à jouer avec le récit (en modifier la temporalité, en faire disparaitre les contraintes de cohérence...), à jouer dans les univers les plus divers (pourquoi ne pas faire intervenir la forêt de Millevaux dans les Royaumes Oubliés ?) et en incarnant les personnages les plus étranges (un ami m'expliquait qu'il avait sérieusement proposé, à l'issue d'une partie apocalyptique, de continuer à jouer en incarnant les seuls personnages survivants : les cafards).


Un modèle économique atypique
Parce que Thomas Munier, l'auteur du jeu, ne fait rien comme les autres, il propose le jeu dans divers formats. On pourra donc télécharger la version PDF, en commander une version imprimée à prix coutant sur le site d'impression à la demande Lulu ou demander une version livre artisanal fabriquée directement par son auteur et vendue à prix libre. On trouvera les différentes versions ici aux côtés d'un grand nombre de compte-rendus de parties (preuves que le jeu est très joué) et de nombreux théâtres (des environnements permettant de se lancer dans une partie sans préparation).
On conseillera donc vivement d'y jeter un œil et de prendre le risque de jouer une partie, puis une autre et puis encore une autre. Je ne parviens pour ma part toujours pas à comprendre Inflorenza mais qu'importe : j'ai toujours plaisir à replonger dans son inquiétante foret.


[1] Soucieux de ne pas intimider les joueurs, Inflorenza propose la possibilité de jouer avec ou sans meneur de jeu. Si cette option est louable, la plupart des joueurs -dont l'auteur de ces lignes- préfèrent cependant jouer sans (source : sondage réalisé par moi-même auprès d'un échantillon représentatif de 4 personnes).

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